vendredi 16 novembre 2018

L'évolution de l'université

Introduction/Contextualisation :

Je ne saurais dire dans quelle mesure je me sens interpellé par les changements de paradigme en éducation, sans définir préalablement et minimalement la façon dont je conçois la notion de paradigme. Dans mes mots, il s’agit d’une sorte de « traque de la pensée », de modèle/discours dominant qui s’impose socialement.

Pour expliciter l’idée de changement de paradigme, dans les mots de penseurs des sciences humaines et sociales, je ferais ici rapidement l’analogie avec l’épistémè de Foucault qui, faisant apparaître des comportements libres et raisonnés comme relevant du simple réflexe plutôt que de la réflexion même, dévoile critiquement les déterminismes qui commandent nombre de nos idées et actions. Le concept d’habitus (Bourdieu) me semble aussi utile pour comprendre ce paradigme implicite qu’est le déterminisme social (qui peut être à l’œuvre tant dans nos idées que dans nos actions en éducation et ailleurs). Ce déterminisme passerait par la reproduction de la formation sociale, c’est-à-dire d’un système de rapports de force et de sens entre des groupes et des classes au sein d’une institution scolaire, d’une société, etc.

Ces deux concepts[1] (paradoxalement devenus paradigmatiques à leur tour) sont en effet des outils pédagogiques et critiques certains, avérés, pour nous aider à décrypter la construction sociale de nos représentations et de nos pratiques en éducation Pour nous aider à mieux prendre conscience de ce que nous pouvons prendre parfois comme des évidences, des normativités scientifiques (en négligeant les influences du pouvoir à l’œuvre derrière ce qui se présente comme une rupture ou une révolution scientifique). Ainsi, ces outils sont aidants pour entrevoir les faux-semblants de vérités admises dans les mondes social et éducatif; pour mieux comprendre les mécanismes et stratégies du pouvoir de déterminismes invisibles, qui nous guident parfois aveuglément dans ce que nous pensons être nos choix d’idées ou d’actions.

Les évidences pouvant être véhiculées dans les changements de paradigme supposés en éducation m’interpellent alors en premier lieu par les questions épistémologiques qu’ils posent et par la remise en cause de présupposés théoriques et pratiques qu’ils impliquent.

Billet :

Malgré le galvaudage de la notion de paradigme et pour autant que je puisse en parler ici (à partir de ma double formation académique[2] et de mon expérience professionnelle communautaire et pédagogique), je me sens particulièrement interpellé par la certitude de certains changements de paradigme annoncés en éducation.

Si nous cautionnons l’hypothèse radicale du désintéressement général des étudiant.e.s par l’Université (et déjà des enfants par l’école), cela parce qu’ils/elles seraient démuni.e.s pour affronter l’avenir avec les seules « méthodes du passé » (quadrature du cercle dont parle Ken Robinson en début de vidéo, 2010). Cela ne nous laisse guère d’autre choix que d’entériner du même coup la conclusion de la nécessité d’un changement de paradigme éducatif. Certes, la « logique déductive » éducative (logique d’évaluation des compétences intellectuelles/académiques par la seule réussite scolaire/universitaire, voulue par la « maîtrise des humanités ») doit faire l’objet de critique : particulièrement en ce qu’elle ne permet pas - et ne peut permettre - le « réveil de ce qu’il y a en eux » (d’étudiant.e.s qui n’y « croient plus »); cela bien qu’un éveil artistique serait pourtant fort utile à leur « raccrochage scolaire/universitaire ».

Cela dit, autant il est très pertinent de pointer la pertinence du développement artistique chez les étudiant.e.s/jeunes sujet.te.s au décrochage[3], autant on peut se mettre à risque de présentisme : si l’on cherche à promouvoir les arts (certes plus victimes d’une mentalité épidémiologique aujourd’hui) en mettant sur le même plan les défauts de ladite logique déductive passée (intelligence/scolarité) avec les excès de l’actuelle mode médicale (générant par exemple une certain inadaptation de la réponse scolaire/universitaire aux réels besoins d’étudiant.e.s vivant avec un TDAH). La littérature consultée à ce sujet nous permet de définir la notion de présentisme comme la tendance d’envahissement de l’histoire par le seul présent, de l’incapacité à penser par le passé, mais aussi l’avenir autrement qu’à partir du présent (Hartog, 2003; Rushkoff, 2013; Wieviorka, 2013). Ces risques d’uniformisation de l’évaluation (sans mieux tenir compte de spécificités relatives au décrochage scolaire/académique) ont participé - et participent toujours - à l’adoption de changements de paradigme pédagogique en éducation.

Cela dit, cette « épidémie fictive » contemporaine envers les étudiant.e.s vivant avec un TDAH[4] ne génère pas de réponse éducative vraiment adaptée à leurs réalités et besoins, ni satisfaisante de leur point de vue. Comme ancien intervenant scolaire dans une école défavorisée de Côte-des-neiges (dans le cadre du programme du SPVM « Mini-poste » auprès de jeunes décrocheurs supposés), après avoir visionné cette vidéo, je me suis senti d’abord très interpellé par l’actualité critique de la persistance - et de l’inadaptation - de cette logique socio-sanitaire (dénoncée par Robinson); une logique toujours et plus que jamais à l’œuvre dans l’apprentissage des jeunes/étudiant.e.s avec un TDAH (des jeunes que l’on sait pourtant particulièrement vulnérables et sujets à la déconcentration).

En conséquence, il ne faut ni s’étonner que la courbe des tests de connaissances suit celle du développement des TDAH (Robinson), ni du fait que la proposition pédagogique visant un changement paradigmatique tend vers la pensée divergente/latérale (et le développement de l’aptitude à considérer les questions sous plusieurs angles). Cette ouverture à la diversité des intelligences et des réponses des institutions scolaires et académiques me paraît une piste de solution d’apprentissage adaptée aux étudiant.e.s concerné.e.s par le TDAH. Elle représente une certaine marge de liberté - de créativité - laissée à ces jeunes et, avec elle, une modalité d’évitement de la « pensée unique » et de l’application systématique de l’évaluation de l’intelligence par les seules connaissances.

Les effets psychosociaux dans des contextes de formation et de travail par exemple de l’adoption de dispositifs d’accompagnement basés sur la pratique réflexive et sur la créativité, donc sur la présence attentive (mindfulness), ont fait l’objet de publications qui ont contribué au tournant paradigmatique souhaitable en pédagogie et en didactique. Il en va de la construction d’un langage commun entre enseignant.e.s et de la consolidation de leur identité professionnelle. Parmi les publications des membres du GRIPA de l’UQAM, nous référons notamment aux travaux de Karine Rondeau (2015).

Enfin, tenir compte de particularités et de besoins spécifiques des apprenants m’interpelle davantage, parce qu’il s’agit d’une réponse intelligente/adaptée aux supposées mutation et normalisation des écoles en usines (Robinson). En opposition au productivisme et au conformisme scolaires, à la médicalisation de l’évaluation scolaire et à l’atomisation que génère une culture de l’institution scolaire (au sens où le système scolaire/académique actuel anéantirait la créativité selon Robinson), je me suis senti également interpellé par l’idée d’apprentissage groupal par la coopération, qui rejoint de près l’apprentissage éthique de la coopération (Sennett, 2014).

Bibliographie :

Bourdieu, P. (1979). La distinction : critique sociale du jugement. Paris : Minuit.

Bourdieu, P. (1980). Le sens pratique. Paris : Minuit.

Foucault, M. (1966). Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines. Paris : Gallimard.

Foucault, M. (1969). L’Archéologie du savoir. Paris; Gallimard.

Hartog, F. (2003). Régimes d’historicité : présentation et expériences du temps. Paris : Seuil.

Robinson, K. (2010). « Changing education paradigms ». Récupéré de https://www.youtube.com/watch?v=e1LRrVYb8IE

Jutras, F. et Rondeau, K. (2015). « Le journal réflexif comme outil de construction identitaire ». Apprendre et enseigner aujourd’hui, 4(2), 28-32. Récupéré de https://fr.calameo.com/read/001898804c4aadbe1cd73

Rushkoff, D. (2013). Present Shock. When everything happens now. New York : Penguin Group.

Sennett, R. (2014). Ensemble. Pour une éthique de la coopération. Paris : Albin Michel.

Wieviorka, M. (2013). L’impératif numérique ou La nouvelle ère des sciences humaines et sociales?. Paris : CNRS.



[1] Le concept d’épistémè renvoie aux travaux de Foucault (1966, 1968) et celui d’habitus à ceux de Bourdieu (1979, 1980).
[2]  J’ai complété la scolarité d’un doctorat en philosophie avant d’obtenir un doctorat en sociologie.
[3] On connaît les effets de la participation de jeunes issu.e.s d’un milieu défavorisé au « garage à musique » du Dr Gilles Julien par exemple. Personnellement, j’ai pu constater les effets - notamment les bienfaits - du programme artistique d’empowerment testé chez des femmes vulnérabilisées ayant subi diverses formes de violence (et fréquentant des organismes communautaires venant en aide aux femmes), « Aux arts, citoyen.ne.s » (2015-2017) : http://www.creacc-diversites.org/fr/activites/aux-arts-citoyen.ne.s/ Cela pour illustrer la force du pouvoir des arts tant dans le raccrochage à la vie sociale (pour ces femmes) que dans de la vie scolaire (pour ces jeunes).
[4] L’idée d’épidémie fictive (Robinson, 2010) se base sur l’hypothèse selon laquelle une « mode médicale » pousserait le diagnostic du « manque de concentration » sur des sujets obligatoires inscrits au curriculum scolaire/universitaire. On peut sans doute d’autant plus parler d’« épidémie » que cette mode diagnostique scolaire perdure tout en sachant les étudiant.e.s vivant avec un TDAH être particulièrement vulnérables à la captation de leur attention par tous les supports existants et possibles (TICs, applications de messagerie, etc.).

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire